lundi 15 novembre 2021

Deuxième rencontre avec Barthes | La verticalité du style

 « La langue est donc en deçà de la Littérature. Le style est presque au-delà : des images, un débit, un lexique naissent du corps et du passé de l'écrivain et deviennent peu à peu les automatismes mêmes de son art. Ainsi sous le nom de style, se forme un langage autarcique qui ne plonge que dans la mythologie personnelle et secrète de l'auteur, dans cette hypophysique de la parole, où se forme le premier couple des mots et des choses, où s'installent une fois pour toutes les grands thèmes verbaux de son existence. Quel que soit le raffinement, le style a toujours quelque chose de brut : il est une forme sans destination, il est le produit d'une poussée, non d'une intention, il est comme une dimension verticale et solitaire de la pensée. Ses références sont au niveau d'une biologie ou d'un passé, non d'une Histoire : il est la « chose » de l'écrivain, sa splendeur et sa prison, il est sa solitude. Indifférent et transparent à la société, démarche close de la personne, il n'est nullement le produit d'un choix, d'une réflexion sur la littérature. Il est la part privée du rituel, il s'élève à partir des profondeurs mythiques de l'écrivain, et s'éploie hors de sa responsabilité. Il est la voix décorative d'une chair inconnue et secrète ; il fonctionne à la façon d'une Nécessité, comme si, dans cette espèce de poussée florale, le style n'était que le terme d'une métamorphose aveugle et obstinée, partie d'un infra-langage qui s'élabore à la limite de la chair et du monde. Le style est proprement un phénomène germinatif, il est la transmutation d'une Humeur. Aussi les allusions du style sont-elles réparties en profondeur ; la parole a une structure horizontale, ses secrets sont sur la même ligne que ses mots et ce qu'elle cache est dénoué par la durée même de son continu ; dans la parole tout est offert, destiné à une usure immédiate, et le verbe, le silence et leur mouvement sont précipités vers un sens aboli : c'est un transfert sans sillage et sans retard. Le style, au contraire, n'a qu'une dimension verticale, il plonge dans le souvenir clos de la personne, il compose son opacité à partir d'une certaine expérience de la matière ; le style n'est jamais que métaphore, c'est-à-dire équation entre l'intention littéraire et la structure charnelle de l'auteur [...] Aussi le style est-il toujours un secret ; mais le versant silencieux de sa référence ne tient pas à la nature mobile et sans cesse sursitaire du langage ; son secret est un souvenir enfermé dans le corps de l'écrivain ; la vertu allusive du style n'est pas un phénomène de vitesse, comme dans la parole, où ce qui n'est pas dit reste tout de même un intérim du langage, mais un phénomène de densité, car ce qui se tient droit et profond sous le style, rassemblé durement ou tendrement dans ses figures, ce sont les fragments d'une réalité absolument étrangère au langage. Le miracle de cette transmutation fait du style une sorte d'opération supra-littéraire, qui emporte l'homme au seuil de la puissance et de la magie. Par son origine biologique, le style se situe hors de l'art, c'est-à-dire hors du pacte qui lie l'écrivain à la société. »

— Roland Barthes, Le Degré zéro de l'écriture

Le Degré zéro de l'écriture, il me titillait, ce livre, depuis un temps, son titre fait intuitivement autorité, un titre si brillant ne peut que cacher une théorie superbe, il me titillait la curiosité tout en me repoussant. Car je sais que les intellectuels, analytiques par définition, sont capables de monstruosités théoriques et sophistiques, ils sont capables d'enrober inutilement des idées pures, ils sont habiles pour manier un style emphatique, pour pérorer, étouffer de gracieuses idées. Mais ils sont aussi capables, parfois, d'une grande clarté de l'esprit. Comme dans la citation plus haut.

Je suis d'accord avec lui. Un style réel (qui transcende les influences, les affections littéraires qui imprègnent notre verbe, les couleurs colligées çà et là dans un but d'assemblage), un style réel vient des profondeurs. Rimbaud exprimait la même chose que Barthes, plus succinctement, plus élégamment : « La première étude de l’homme qui veut être poète est sa propre connaissance, entière ; il cherche son âme, il l’inspecte, il la tente, l’apprend. Dès qu’il la sait, il doit la cultiver ; cela semble simple : en tout cerveau s’accomplit un développement naturel ; tant d’égoïstes se proclament auteurs ; il en est bien d’autres qui s’attribuent leur progrès intellectuel ! — Mais il s’agit de faire l’âme monstrueuse : à l’instar des comprachicos, quoi ! Imaginez un homme s’implantant et se cultivant des verrues sur le visage. »

Toujours est-il, je suis d'accord avec Barthes. Le style procède des profondeurs de l'être humain. La plupart des auteurs n'ont pas de style à proprement parler. Ils ont une langue claire, parfois plaisante, qui ose quelquefois des cabrioles. Le style, c'est l'être humain qui, ayant embrassé sa densité, écrit. Et tout cela transcende le langage tel qu'il se rencontre normalement...

2 commentaires:

  1. '' Le style, c'est l'être humain qui, ayant embrassé sa densité, écrit. Et tout cela transcende le langage tel qu'il se rencontre normalement...'' Comme c'est puissant! Et cela me donne envie de retourner écrire, maintenant, voir ce qui se cache sous la structure de mon âme. Ainsi, Mistral, ayant trouvé son style, et donc sa densité profonde, aurait-il craint ce qu'il y avait vu? Ou craint, plutôt, que sa vérité intérieure ne soit pas comprise?

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  2. Très bon questionnement, pour M. Grand Vent. Quelque part, il a écrit un propos semblable à celui-ci : j'aimerais qu'on me lise comme on fore une mine. Il est allé en profondeur. Oui, je pense que ça effraie. On ne sort pas indemne de la rencontre avec son inconscient.

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